La distance des nébuleuses spirales.
Partie 1 : Les découvertes de nébuleuses et leur place dans l’Univers
Pendant de longs siècles les astronomes ont multiplié les observations sur les étoiles mais aussi sur les planètes, ces astres errants qui, visibles à l’œil nu, se limitaient alors à Mercure, Vénus, le Soleil, la Lune, Mars, Jupiter et Saturne. Ces objets célestes se déplacent sur un fond d’étoiles immobiles que l’on a cru pendant longtemps, jusqu’à la fin du XVIe siècle, réparties sur une sphère de cristal appelée pour cela « sphère des fixes ». Cette conception, affirmée par Aristote, reposait sur des croyances mais aussi sur des arguments tirés du raisonnement et de l’observation. Mais peu à peu voici que d’autres objets sont apparus dans le ciel, interrogeant les astronomes sur leur nature et aussi leur place dans le ciel.
1- Les premières observations de nébuleuses.
Avant même l’avènement de la lunette astronomique, des astronomes signalent l’existence d’objets curieux, ni étoile, ni planète, ni même comète. Ainsi, Abd-al-Rahman Al Sufi (903-986) qui vivait à Ispahan, en Perse, décrit dans son Livre des étoiles fixes (publié en 964) une nébuleuse sous la forme d’un petit nuage situé près des Poissons et sous le bras d’Andromède, la nébuleuse d’Andromède.
C’est Galilée qui a utilisé le premier une lunette pour observer le ciel mais il ne décrit pas la nébuleuse d’Andromède. Par contre, Simon Mayr ou Marius (1573-1624) astronome et mathématicien à la cour du margrave de Culmbach, qui avait travaillé avec Tycho Brahé, redécouvre la nébuleuse d’Andromède à l’œil nu, puis avec une petite lunette : « Le 15 décembre de l’année 1612, je vis, par le moyen de la lunette, une étoile fort extraordinaire par sa figure, et telle que je n’ai rien trouvé de semblable dans tout le ciel. Elle est à la ceinture d’Andromède, tout proche de la troisième ou de la plus septentrionale ; et on la découvre en cet endroit la vue simple, comme un petit nuage. Lorsqu’on la regarde avec la lunette, on n’y voit point briller plusieurs étoiles, comme dans la nébuleuse du Cancer et dans toutes les autres nébuleuses, mais on y aperçoit seulement quelques légers rayons de lumière blanchâtres et d’autant plus clairs qu’on approche davantage du centre. Ce centre n’est lui-même marqué que par une faible clarté, sur un diamètre de près d’un quart de degré. Elle m’a paru avoir toute l’apparence de la flamme d’une chandelle qu’on verroit la nuit, à travers de la corne transparente, et je la trouve fort semblable à la comète que Tycho Brahé observoit en 1586. Si elle est nouvelle ou non, est ce que je ne déciderai pas. Je sais seulement que Tycho Brahé, tout clairvoyant qu’il étoit, n’en a pas fait mention et ne paroit pas en avoir eu connaissance, quoiqu’il ait décrit l’endroit du ciel où on la trouve, et déterminé, tant en longitude qu’en latitude, la position de l’étoile qui en approche le plus. » Ainsi, il se demande si cette nébuleuse est une comète ou une nova, ignorant, semble-t-il, que d’autres l’avaient observé avant lui.
L’astronome italien Giovanni Batista Hodierna (1597-1660) qui travaille à la cour du Duc de Montechiarro est le premier à tenter de classer les nébuleuses. Son apport a été étudié par Kenneth Glyn Jones et par Serio, à la lumière de son seul écrit « De Admirandis Coeli Caracteribus » publié en 1654 mais re-découvert en 1984. Il décrit de nombreux amas stellaires mais également la nébuleuse d’Andromède et celle d’Orion.
Johann Hevelius (1611-1687) décrit seize nébuleuses observées avec sa grande lunette (figure 2) mais deux seulement ne sont pas des astérismes[1] : celle d’Andromède et un amas globulaire, connu depuis comme étant Messier 22 dans le Sagittaire.
En 1715, Edmond Halley (1656-1742) étudie six nébuleuses dont la nébuleuse d’Andromède. Voici comment il annonce sa découverte : “… Autour de l’année 1661 un autre objet de cette sorte a été découvert (si je ne me trompe pas) par Bullialdus[2], dans Cingulo Adromedae[le corsage d’Andromède]. Tycho ni Bayer, ne l(ont pas signalé, comme beaucoup d’autres à cause de sa petite taille : mais elle est insérée dans le catalogue de Hevelius qui l’appelle improprement Nebulosa au lieu de Nebula ; elle n’a aucun trait d’une étoiles ; elle n’a pas non plus d’étoile en son centre, mais elle apparaît comme un nuage pâle, et semble émettre un rayon dans le nord-est, comme celle d’Orion en émet dans le sud-est. Elle précède en ascension droite la partie nord du corsage, ou nu de Bayer [nu And. Selon Bayer], d’environ un degré et trois quart, et à une longitude à ce moment dans Aries de 24 deg. 00’ avec une lat. nord 33 deg. 1/3.
L’anglais William Derham (1657-1735) rédige en 1733, alors qu’il a déjà 75 ans, un rapport sur l’observation de plusieurs nébuleuses. L’article publié dans les Philosophical Transactions aurait été traduit par Maupertuis et publié par l’Académie des sciences. Dans cet article il présente un point de vue intéressant sur la distance des nébuleuses. Il estime que ces objets sont autant éloignés des étoiles fixes que ces dernières de la Terre. Pour lui ce sont de très vastes espaces, vides d’étoiles, situés en arrière des étoiles. Il rappelle que les philosophes et les écrits religieux estiment qu’il existe en effet une région céleste au-delà de la sphère des fixes appelée « troisième ciel » à laquelle ces nébuleuses pourraient ainsi appartenir.
Guillaume Le Gentil de la Galaisière (1725-1792) découvre une des nébuleuses qui accompagne la Grande nébuleuse d’Andromède en 1749.
Charles Messier (1730-1817) décrit de nombreuses nébuleuses dont beaucoup correspondent à des galaxies mais il ne fait pas d’hypothèse sur leur distance.
M31 par Messier.
2. William Herschel et sa conception de l’Univers
À partir de William Herschel (1738-1822), l’étude systématique du ciel et en particulier des nébuleuses marque un tournant dans l’astronomie moderne. En effet les observations deviennent précises tant dans la position des astres que dans leur description. De plus une véritable réflexion sur leur nature se fait jour avec l’élaboration de classifications et d’hypothèses sur la constitution des nébuleuses. Son intérêt pour ces objets remonte au 4 mars 1774 mais il commence ses balayages du ciel - Sweeps of the heavens- au cours de l’année 1783. Son premier catalogue est lu à la Royal Society le 27 avril 1786 et publié la même année. Dans cet article de 1786, William Herschel propose une similitude entre notre Galaxie et certaines parmi ces nébuleuses : « Pour les habitants des nébuleuses du présent catalogue, notre système stellaire doit apparaître, soit comme une petite tache nébuleuse, une bande étendue de lumière laiteuse, une grande nébuleuse résoluble, un amas très compressé de minuscules étoiles difficilement discernables, ou une immense collection de grosses étoiles éparpillées de tailles différentes. Tout cela en fonction de leur distance par rapport à nous. »
Il assimile sans distinction, toutes les nébuleuses à des amas stellaires, y compris celles qu’il ne peut résoudre avec son télescope, c’est-à-dire y observer des étoiles distinctes.
C’est en 1802 qu’il publie un article dans lequel il aborde le problème de leur distance et de la puissance des télescopes. Nous savons que Herschel disposait des meilleurs télescopes de son temps et obtenait des grossissements importants grâce au grand diamètre de ses appareils (cependant son télescope de 40 pieds sera peu utilisé). Il estime probable que les groupements et amas d’étoiles proches seraient vus avec un même télescope, comme des taches pâles s’ils étaient très éloignés. Il est donc possible que les nébuleuses non résolues par ses instruments correspondent aussi à des amas stellaires. On voit apparaître dans cet article de 1802 une notion qui aura beaucoup de succès. Herschel déclare en effet : « …un télescope avec un pouvoir de pénétration de l’espace comme l’a mon télescope de 40 pieds, possède aussi ce que l’on peut appeler un pouvoir de pénétration du passé ». C’est en considérant la vitesse de la lumière et la grande distance supposée des nébuleuses que Herschel démontre son assertion : « Sirius existait donc il y a plus de 10 000 ans ».
À la fin de sa vie, en 1818, William Herschel propose un nouveau mémoire à la Royal Society qui précise ses conclusions les plus récentes sur la constitution de l’Univers. Après avoir défini la forme et la dimension de la Voie lactée par la méthode du « star gaging [3]» décrit en 1785, il se propose de placer sur ce schéma la position et la distance des amas globulaires et autres amas stellaires qu’il a observé. Pour chacun il déduit, à partir du degré de résolution et de la puissance du télescope à voir loin dans le ciel, un ordre de distance (relatif). Le premier ordre de distance est celui de Sirius. Il place ensuite les amas sur un globe dont la Voie lactée occupe un plan équatorial et le Soleil le centre. Il calcule que, avec son télescope de 40 pieds, un amas globulaire apparaîtrait comme un objet « ambigu » s’il était à une distance 35 175 fois plus éloigné que Sirius[4]. Malgré son puissant télescope de 40 pieds (1,4 m), il constate qu’il ne peut résoudre certaines nébuleuses en étoiles et, pour lui, ces nébuleuses-là sont probablement à l’intérieur de la configuration de ce qu’il estime être la Galaxie.
3. Les nébuleuses sont-elles en dehors ou en dedans de la Voie lactée ?
L’existence de nébuleuses n’est plus mise en doute au XVIIIe siècle. Les observations de ces objets diffus, dont certains par leur forme spiralée semblent de la même famille que la nébuleuse d’Andromède, ont été nombreuses dans les siècles passés. Mais où doit-on situer ces nébuleuses ? Des scientifiques et des philosophes se sont posés cette question et ont étudié le problème. Précisons la réponse de certains d’entre eux.
3.1 Thomas Wright (1711-1789) dans la Neuvième lettre de son ouvrage publié en 1750, expose que les nébuleuses sont des systèmes d’étoiles, extérieurs à notre univers, c’est à dire extérieurs à ce qui pour lui est la Voie lactée :« Que celles-ci (un ensemble de Créations pas différentes de notre Univers connu) puissent être la réalité, est d’une certaine façon rendu évident par les nombreuses taches nuageuses, à peine perceptibles, si éloignées hors de nos régions étoilées dans lesquelles, à travers les espaces lumineux, aucune étoile ou constituant particulier ne peuvent être distingués ; ceux-ci sont en toute probabilité des Créations externes, qui bordent celle que nous connaissons, et trop éloignées pour que même nos télescopes puissent les atteindre. » Pour Wright les nébuleuses sont donc des systèmes identiques à la Voie lactée, formés d’étoiles, mais trop lointaines pour qu’ils puissent être résolus en étoiles.
3.2 Johann Heinrich Lambert (1728-1777) (fig. 5) né à Mulhouse, est surtout un mathématicien, collègue de Euler et de Lagrange à l’Académie de Berlin. On lui doit des Lettres cosmologiques (1761) publiées alors qu’il est professeur d’astronomie à l’Académie des sciences de Saint-Petersbourg. Il part d’une combinaison des lois de la gravitation de Newton et du principe des tourbillons de Descartes. Il imagine que notre système stellaire est en mouvement autour d’un corps central. Plusieurs systèmes stellaires forment la Voie lactée qui, elle aussi, tourne autour d’un corps central qu’il imagine d’une masse proportionnée à l’étendue de son action. Et plusieurs voies lactées pourraient, elles aussi toutes ensembles, tourner autour d’une immense masse centrale. Dans la XXe lettre il décrit l’Univers comme « …un tout lié harmoniquement dans toutes ses parties par une loi générale… » . Ainsi Lambert décrit un univers où tous les éléments qui le constituent sont groupés en amas qui à leur tour sont en interaction gravitationnelle. On peut y voir une conception d’un univers formé de galaxies et d’amas de galaxies.
3.3 Emmanuel Kant (1724-1804) publie en 1775 sa « théorie du ciel ». Il connaissait les travaux de Newton mais sur ce point précis il développe et modifie l’hypothèse de Wright, bien qu’il n’en ait eu connaissance, dit-il, que par un article d’un journal de Hambourg[5]. Il s’appuie aussi sur le livre de Maupertuis qu’il cite abondamment. Il décrit d’abord la Voie lactée comme un groupement d’étoiles situées dans un plan qu’il nomme le « zodiaque des étoiles ». Dans ce disque, les étoiles sont fortement concentrées au centre, puis elles sont de plus en plus dispersées au fur et à mesure qu’on s’en éloigne. Pour préciser sa pensée il imagine que si l’observateur se place à une certaine distance de la Voie Lactée « dans le même rapport que celle-ci à la distance du Soleil par rapport à nous… », alors « ce monde-ci (la Galaxie) apparaîtra sous un petit angle comme un petit espace éclairé d’une faible lumière et dont la figure sera circulaire si sa surface se présente directement à l’œil, et elliptique si elle est vue de coté. » Plus loin Kant suppose même l’existence d’amas de galaxies : « On pourrait encore supposer que ces mêmes ordres de mondes ne sont pas sans relations entre eux, qu’ils forment à leur tour par ce rapport réciproque un système encore plus immense. »
On remarquera que Kant ne prononce jamais le nom d’univers-îles qu’on lui a souvent attribué. En fait ce qualificatif sera donné par Alexandre de Humboldt (1769-1859), dans son ouvrage Cosmos. Dans le chapitre sur les nébuleuses et l’Univers, on retrouve en effet ces phrases, parlant de William Herschel: « Lancé, comme Colomb, sur une mer inconnue, il découvrit des côtes et des archipels dont il laissait aux générations suivantes le soin de déterminer la position exacte ». Puis il poursuit la comparaison : « la voûte céleste et une mer parsemée d’îles et d’archipels », plus loin, il écrit que notre Galaxie est « L’amas d’étoiles dont nous faisons partie, et que nous pourrions appeler ainsi une île dans l’Univers… ».
3.4 Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) s’intéresse peu à la question des nébuleuses. Son intérêt principal porte sur le Système solaire. Il aborde surtout ce sujet dans « L’Exposition du système des mondes »[6]. Dans le chapitre VI intitulé « Considérations sur le Système du Monde et sur les progrès futurs de l’Astronomie », Laplace déclare: « Il est donc probable que, parmi les nébuleuses, plusieurs sont des groupes d’un très grand nombre d’étoiles, qui, vus de leur intérieur, paraîtraient semblables à la Voie Lactée. Si l’on réfléchit maintenant à cette profusion d’étoiles et de nébuleuses répandues dans l’espace céleste et aux intervalles immenses qui les séparent, l’imagination, étonnée de la grandeur de l’univers, aura peine à lui concevoir des bornes. » Plus loin il poursuit en estimant que ces étoiles sont groupées en ensembles comme notre Voie actée : « Il paraît que, loin d’être disséminées à des distances à peu près égales, les étoiles sont rassemblées en divers groupes, dont quelques uns renferment des milliards de ces astres. Notre Soleil et les plus brillantes étoiles font probablement partie d’un de ces groupes, qui, vu du point ou nous sommes, semble entourer le ciel et forme la Voie lactée » et plus loin parlant du grand nombre d’étoiles de la Voie lactée vue a télescope et ayant un aspect nébuleux: « ...Il est donc probable que, parmi les nébuleuses, plusieurs sont des groupes d’un très grand nombre d’étoiles, qui, vus de leur intérieur, paraîtraient semblables à la Voie lactée. ».
Fin de la partie 1
Alain Brémond
[1] Astérisme : association visuelle mais non physique de plusieurs étoiles.
[2] Bouillaud
[3] Herschel utilise gage au lieu de gauge.
4 Rappelons que pour Herschel, la distance double lorsque la magnitude diminue de un point.
[5] Hamburgische frei Urtheile ; 1er janvier 1751 (pages 34 et 74)
[6] Nous avons étudié son point de vue dans l’édition de 1835 – Sixième édition. Tome sixième. Livre V Chapitre VI. Nous reproduisons les passages qui concernent les nébuleuses.
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